Chronique #167 : Dissection d'un coup de coeur
Voilà plusieurs heures que je navigue d'e-shop en e-shop pour les besoins iconographiques d'un article. Les vêtements défilent. Je scanne les détails correspondant à ma recherche, sélectionne, archive. Le flux d'images est tel que je n'ai d'autre choix que de fonctionner de manière instinctive. Je chéris ces moments, tant ils sont propices aux rencontres fortuites, aux découvertes vivifiantes, aux coups de foudre…
Je clique, ferme, ouvre une nouvelle page. Soudain, une image brille légèrement plus que les autres. Je n'y prête pas attention et continue mes pérégrinations. Mais elle ne s'efface pas. Au contraire, elle grandit, au point de m'empêcher de voir ou de penser à autre chose. Inutile de lutter : je reviens en arrière, la cherche, la retrouve et lui fais face. L'objet de mon désir ? Ce blouson rayé Comme des Garçons. Que peut-il bien avoir de plus que les centaines de pièces visionnées depuis ce matin ? Commence alors l'un de mes exercices favoris, à savoir examiner les ressentis que provoque en moi un vêtement, afin de comprendre les raisons de son pouvoir d'attraction.
J'observe tout d'abord son allure générale. Je la laisse s'imprimer doucement sur ma rétine. Puis je regarde les souvenirs, les associations d'idées, les sensations affluer…
J'ai 6 ans. Le tissu aux rayures bleu et blanc court sous le pied de la machine à coudre de maman. Pourvu que ma robe soit réussie et que - pour une fois - je me sente aussi jolie que ma cousine lors de la prochaine réunion de famille !
J'ai 9 ans. Devant l'immense glace du hall, je détaille mon pull. Il me fait les épaules arrondies et je ne sais qu'en penser. Soudain, mon père passe derrière moi : "Ah les emmanchures raglan, ce sont vraiment les plus seyantes !". Lancée de manière désinvolte, cette remarque suffit pourtant à placer ce détail de coupe sur un piédestal.
J'ai 10 ans. Les poignets en bord-côtes du blouson d'Andy dans le film Les Goonies me donnent envie d'en faire greffer sur toutes mes vestes et manteaux.
J'ai 15 ans. Le blouson fin et resserré sur le bas de mon amie skateuse lui confère une dégaine folle. Il se gonfle lors des ollies, booste l'aura de son jean large, semble aussi léger qu'une brise. Rien à voir avec ma veste cintrée en velours... Une fois passée la vague de souvenirs, des images en vrac se mettent à se bousculer : toile de parachute, blousant d'une robe couture, mains enfoncées dans les poches, sweat zippé protecteur, capuche de ciré, matelas de plage rayé... Puis des sensations : légèreté, confort, réconfort...
J'ajuste ensuite ma lentille et me focalise sur les détails. Les boutons pressions empruntés aux blousons teddy US, les poches coupées en biais, les lacets plats, l'empiècement des pans rayés et l'ampleur de la capuche me confirment que le coup de coeur est justifié.
Reste à savoir si ce dernier pourrait ou non s'insérer au sein de ma garde-robe. La mort dans l'âme (ledit blouson ne coûtant pas moins de 810 euros), je constate que oui. Force est en effet de constater qu'il twisterait joliment ma jupe midi bleu marine, injecterait une note rétro/casual à mes shorts en jean et créerait un tandem subtilement régressif avec mon sweat vieux rose. Sans parler du duo graphique - à mes yeux ô combien délectable - qu'il formerait avec mon tee-shirt vert vintage…
10h40. Je ferme la page de l'e-shop milanais. 810 euros... ridicule ! J'essaie de me concentrer. Arket, Gap, Frankie Shop… je vogue. Tout à coup, une idée me traverse l'esprit : "Peut-être reste-t-il à maman un peu de ce fameux tissu à rayures bleues ?"
Par Lise Huret, le 05 février 2021
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