Chronique #184 : Accepter l'évidence
Il arrive parfois qu'un lieu, une activité ou un moment particulier génère en nous un sentiment fugace de parfaite harmonie, de paix intense, d'évidence confondante. Face cette situation rare et précieuse s'offre alors à nous deux possibilités : faire comme si de rien n'était (ce que j'ai fait pendant 7 ans) ou réorganiser sa vie autour de ce que nous avons identifié comme un pourvoyeur de joie vitale...
27 juillet 2012, quelque part entre Seattle et San Francisco
"Arrête la voiture !"
Ma voix claque dans l'habitacle somnolant. Julien me jette un coup d'oeil dubitatif. Nous roulons depuis à peine 45 minutes et il nous reste encore de longues heures de trajet avant d'atteindre la prochaine étape de notre road trip nous menant vers San Francisco.
"Arrête s'il te plaît, j'ai vu une plage magnifique, je veux aller me baigner."
Il se range sur le bas-côté. Je descends. Oublie de refermer la portière. L'océan en contrebas m'attire comme un aimant. Je dégringole la pente sableuse, fais glisser mon short (en panne de petite culotte ce matin-là, j'avais enfilé mon maillot de bain en me levant), retire mon tee-shirt et cours vers les flots.
La morsure de l'eau est saisissante. Elle m'électrise. J'avance. Mes jambes rencontrent une résistance mouvante qui, loin de me freiner, me fait allonger le pas. L'eau grignote mes côtes. Ma peau se durcit. Soudain, une vague plus haute que les précédentes se dresse devant moi. Je plonge. Elle m'aspire et me dissout.
À la fois intense et insaisissable, translucide et tumultueuse, l'eau m'accueille et me berce. J'ai la sensation limpide d'être exactement là où je dois être. Je refais surface. Éclate de rire. Replonge, encore et encore. Et encore. Et encore. La joie qui m'inonde est inédite. Sa pureté est fracassante.
Sur la plage, Julien me fait signe de revenir. Il aimerait reprendre la route. Je cours vers lui. Il me tend une serviette, me réchauffe dans ses bras. Je lève mon visage vers lui, il me regarde intrigué. "Tu es différente…"
J'appuie ma tête contre son pull bleu marine. Impossible de parler. Impossible de prononcer des mots qui banaliseraient ce que je viens de ressentir. Impossible de verbaliser l'extase, la fusion avec l'océan, l'évidence vitale. Impossible à cet instant de formuler ce que me hurle chaque cellule de mon être : abandonne tout pour venir exister au plus près des vagues.
2013 - 2020
Je n'aime pas la mer. Les plages de la Méditerranée m'ennuient. Les puces d'eau de Bray-Dunes qui dévorèrent mon corps de fillette continuent de me faire faire des cauchemars. Les rivières de Lozère m'angoissent tant j'ai peur d'y croiser une vipère. La monotonie des longueurs de piscine me déprime. Bref, l'eau et moi avons toujours entretenu une relation de politesse. Pas de passion, pas de dégoût. Assez neutre. Cela explique sûrement pourquoi je ne laisse pas résonner à sa juste valeur cette expérience vécue dans les eaux de l'Oregon.
Je poursuis mon chemin. Je fais comme si de rien n'était, comme si je ne savais pas. Nous continuons à déménager d'une ville à l'autre : Vancouver, Paris, Florence, Toronto... Une fois passée l'excitation de la nouveauté, ces endroits m'asphyxient. Je cherche sans relâche ce qui pourrait me nourrir : sports en tous genres, projets de voyages, défis professionnels. Rien ne me rassasie, ne m'irrigue. Je sombre. Ma bipolarité se régale de mon aveuglement mortifère. Elle se réjouit de ma capacité à détourner le regard de la vision qui surgit systématiquement lors de mes séances de méditation (une plage sauvage battue par les vagues). Il faut dire que je ne laisse aucune chance à cette image iodée : dès qu'elle apparaît, j'ouvre les yeux et descends enchaîner les heures de course sur le tapis électrique de la salle de sport de l'immeuble. Je m‘épuise à me fuir.
12 janvier 2020
Mon mal-être est tel que les médicaments n'ont plus aucun effet. Je me réfugie dans le sommeil. Je n'émerge que pour Charles.
Dans notre cuisine américaine, Julien range les assiettes. À quelques mètres de là, je pleure sans bruit sur le canapé. Il me regarde désemparé et tente :
"Et si on déménageait ?"
"Oui, mais près de l'océan"
Ma réponse a fusé sans même que je m'en rende compte. Elle a transpercé mes objections intérieures. Il faut que je retourne dans les vagues, je sais que je n'ai plus le choix.
En quelques minutes, nous faisons le tour du globe, réfléchissons connexion internet, sécurité, langue, école… pour finir par nous écrier à l'unisson : "Le Portugal !".
3 mois plus tard, nous prendrons le dernier avion entre Toronto et Lisbonne, juste avant que l'épidémie de Covid n'impose la fermeture des frontières.
6 octobre 2022
La série est violente et inattendue. Je plonge sous la masse d'eau s'abattant sur moi. Une vague, deux vagues, trois vagues… Plus puissante que les autres, la 4e vague m'empêche de remonter immédiatement à la surface. Rester zen. Ne pas résister. Accepter. Je perce enfin l'écume, aspire une goulée d'air. Une cinquième vague se casse derrière moi, je me jette sur mon surf et glisse sur sa mousse… Mon coeur cogne contre le néoprène de ma combinaison. Je rejoins le sable, m'y assois et souris : pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs.
Ces derniers temps, il m'arrive d'enrager en me disant que si j'avais accordé un peu plus d'importance à mon expérience dans l'océan Pacifique, j'aurais évité 7 ans de trous noirs réguliers et de torpeur poisseuse chronique. Puis je m'avoue que je n'en sais rien et qu'il me fallait sûrement du temps pour faire face à l'évidence, pour me débarrasser des fantasmes liés à ce que je croyais devoir être, pour accepter de tout mettre en oeuvre pour Exister, pour ne pas percevoir cela comme de l'égocentrisme, mais plutôt comme la condition sine qua non aussi bien à ma survie qu'à celle de notre famille.
Désormais, je suis presque tous les jours dans l'eau. Elle me comble, me malmène, me submerge, me fascine, me nourrit, me lave, me fortifie. Elle est mon oxygène. Parfois, les surfeurs qui m'entourent pestent contre le froid, l'heure matinale, le vent ou la pluie. Moi jamais : à chaque fois que je pénètre dans l'eau, je communie…
Par Lise Huret, le 07 octobre 2022
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il résonne beaucoup en moi ; je viens d'avoir mon 3e enfant, et alors que je me suis toujours vu comme une working girl hyper énergique et ambitieuse, je me prends à avoir envie de beaucoup moins voire ne pas travailler, pour profiter de mes enfants, et qui sait, faire un 4e...
chose que je n'assume pas du tout car dans une vie parisienne, avoir des envies de femme au foyer est très difficile à assumer !!