Chronique #149 : Les gens croisés à Cascais
Si les passants se font rares lors de nos escapades minutées au sein de Cascais et de ses alentours, certains personnages n'en ont pas moins déjà marqué durablement ma rétine…
Les deux pêcheurs
Sous le soleil de cette fin de matinée, ils démêlent patiemment la pelote de fils enchevêtrés formée par leur filet de pêche. Dans leur salopette imperméable, ces deux pêcheurs aux visages marqués et aux épaules courbées par le manque de sommeil semblent évoluer dans une réalité parallèle. Un espace-temps où le télétravail n'a pas de sens, où l'accès à la mer est autorisé et où la distanciation sociale n'est pas obligatoire. Il est vrai que lorsqu'ils embarquent à l'aube sur leur petit bateau à la coque rouge et blanche (en remerciant avec ferveur leur sainte patronne - Notre-Dame d'Orada - d'avoir épargné leur activité), ils agissent comme à l'accoutumée. Rien n'a changé, si ce n'est que leur capitaine autrefois mutique est désormais intarissable sur la fonction nourricière de leur métier et sur sa valeur montante. Mais aussi sur l'état catastrophique de l'économie mondiale, la folie du consumérisme, la nécessité du retour des frontières, l'ignominie gustative des plats préparés… "Rien de tel qu'un filet de Robalo (bar) grillé, les enfants ! Et ça ne coûte rien. Les temps qui s'annoncent seront difficiles, c'est certain... mais nous allons revenir à l'essentiel, et l'essentiel… c'est ça !" dit-il en embrassant d'un geste large l'océan qui les entoure. Concentrés sur leur tâche, les deux marins écoutent d'une oreille. Il ne s'agirait pas de se blesser... En regardant le filet se dérouler et s'enfoncer dans la mer, ils se disent que ce serait effectivement bien si cette crise pouvait à terme étoffer leur salaire. Malheureusement, ils en doutent. Les périodes d'instabilités économiques ne leur ont jusqu'ici jamais été bénéfiques. Le souvenir de la crise de 2008 - qui fut particulièrement violente au Portugal - les fait d'ailleurs encore frémir…
La mère de famille SP+
Le port altier et les bras joliment dessinés, elle file sur la piste cyclable reliant Cascais à la plage de Guincho. Derrière elle, ses 3 enfants (7, 9 et 11 ans) la suivent vaillamment, le casque vissé sur la tête et le front doré par les promenades sur la côte. Soudain se dresse devant eux un barrage de police bloquant l'accès à la route menant au phare de Guia. Persuadée que cette interdiction ne s'adresse pas à elle, la jolie brune ne ralentit pas l'allure. Elle n'a cependant d'autre choix que de poser pied à terre lorsqu'un agent à la visière en plastique surréaliste se place en travers de son chemin.
En une nanoseconde, cette mère de famille respirant la bonne santé et l'aisance financière se mue alors en une harpie éructante. À grand renfort de gestes vifs, elle hurle que personne ne l'empêchera de passer.
"La route est fermée, madame".
"Mais j'habite à 500 mètres !".
Sa queue de cheval vibre sous l'exaspération que provoquent les règles mouvantes du confinement portugais. Attiré par l'esclandre, un policier aux cheveux rares et au ventre proéminent s'approche, s'enquiert de l'adresse exacte de la cycliste et finit par autoriser le passage du petit groupe. Les jointures blanches à force d'avoir serré de rage son guidon, celle qui soufflera bientôt ses 45 bougies sur un gâteau maison - son pâtissier de prédilection s'étant exilé dans sa maison de Palmela dès les premiers signes de l'épidémie - s'engage sur la piste déserte. Elle maugrée. Elle en a assez. Assez de voir se succéder les annulations de séjour dans ses deux Airbnb, assez de voir ses enfants la solliciter en permanence, assez de devoir faire sa gym seule face à son iPhone, assez de voir le gazon entourant leur sublime villa pousser plus que de raison... Et assez qu'on lui dise ce qu'elle peut faire ou non ! Elle pédale plus fort, distance sa progéniture, savoure l'illusion éphémère d'être seule et libre. Soudain, un "Mãe, espera por nós!" ("Maman, attend nous !") décontenancé la ramène douloureusement à la réalité : il est temps pour elle de rentrer dans sa cage dorée…
Le surfeur local
D'un claquement sec, il referme le coffre de son antique 205 blanche. Les pieds nus, la combinaison en néoprène à demi enfilée, les pectoraux saillant sous une peau plus aussi ferme que par le passé, la planche de surf calée sous l'aisselle, ce fringant sexagénaire se dirige vers la plage. Peu importe le confinement : le plaisir de glisser sur les vagues tonitruantes de Guincho l'emporte sur toute autre considération.
Il s'arrête un instant en haut de la pente sablonneuse dévalant vers les eaux, inspire l'air iodé comme d'autres inspirent un rail de cocaïne, se délecte de cette absence totale de touristes qui lui rappelle le Portugal de son enfance, balaie les soucis financiers qui s'accumulent à l'horizon, se focalise sur la promesse d'adrénaline émanant des rouleaux fracassant au loin la surface de l'eau et reprend son chemin.
À quelques mètres des flots, il s'arrête à nouveau, pose sa planche, termine d'enfiler sa combinaison qui lui donne - aux dires de son épouse - l'allure d'une créature mazoutée, effectue quelques étirements et se dirige vers les vagues. Il disparaît alors dans l'écume, réapparaît entre deux collines bleutées, plonge sous une muraille d'eau et finit par arriver là où la houle se fait plus large, moins violente, là où il peut choisir sereinement la vague qu'il décidera de dompter. Le regard concentré sur les ondulations de l'océan, il en laisse passer une, puis une deuxième… lorsque soudain une vague plus haute que les autres semble correspondre à ses attentes. Il pivote, se gaine, puis, répondant à un signal silencieux, se met à ramer frénétiquement avant de sauter sur sa planche avec l'agilité d'un adolescent. Il glisse sur cette rampe mouvante qui l'emporte vers le rivage, s'envole, retrouve la courbe de la vague, surfe et s'échappe dans un dernier saut… Pendant plus d'une heure, il fera de cette mer agitée son arène, son royaume, son tout.
De retour chez lui, la lueur sauvage qui danse dans ses yeux et le bonheur serein qui exhale de ses muscles exténués lui vaut un regard tendre de son épouse qui, à cet instant, retrouve en cet homme vieillissant le surfeur intrépide l'ayant séduite il y a bien longtemps…
Mais aussi…
Le couple d'Américains. Ayant préféré passer la période de confinement dans leur immense villa entièrement vitrée surplombant Cascais plutôt que dans leur résidence principale de Miami, ces riches Américains doivent désormais faire face à un problème inédit pour eux : l'absence forcée de leurs employés de maison. Or, si l'on en juge par leur mine révulsée à la vue de l'interminable file d'attente s'étendant le long du Auchan de la ville, se mêler aux locaux n'a guère l'air de les réjouir…
Les joggeurs. Entre le surfeur entretenant ses muscles secs, les adolescentes papotant côte à côte, les retraités surprotégés (masque/gants/visières) enchaînant les foulées et les mères de famille s'étant récemment mises au jogging afin d'échapper quelques instants à leur progéniture, les sportifs de Cascais affichent des visages des plus variés.
La boulangère. Elle guette par la fenêtre le passant et tente d'accrocher son regard. Une fois le contact établi, elle l'incite à entrer à coups de grands gestes généreux. Rares sont ceux qui résistent à l'appel de ses pastéis de nata…
Par Lise Huret, le 29 avril 2020
Suivez-nous sur , et