Chronique #133 : Les gens du parc
Le dimanche matin, il n'est pas rare que nous emmenions Charles jouer au sein d'un grand parc situé à 30 minutes à pied de chez nous. Là, entre balançoires, terrain de baseball, structure en cordes et immenses étendues de pelouses vallonnées, nous croisons une faune hétéroclite que nous prenons un certain plaisir à observer…
La vieille dame s'exerçant au tai-chi
Dans son survêtement rose pastel, elle fend l'air frais de gestes souples et imperturbables. Au son des vibrations sonores s'échappant du transistor rouillé posé à ses côtés, elle enchaîne au ralenti les postures évoquant les films d'arts martiaux des années 80. Autour d'elle les feuilles mortes virevoltent, les écureuils s'attardent intrigués par la force quasi magnétique émanant de son corps frêle, tandis que les promeneurs effectuent un léger détour pour ne pas déranger sa lente danse guerrière. Au bout d'un moment, la musique s'interrompt, stoppant les mouvements déliés de sa microscopique silhouette. En un battement de cils, la magie s'évapore ; la déesse zen range son transistor dans un vieux cabas à roulette, enfile une parka bon marché et redevient la frêle vieille dame anonyme qu'elle était trente minutes plus tôt.
Le couple avec enfants en bas âge
Alors que la montre Flik Flak de leur fille indique 9h15, l'impression d'avoir déjà vécu une journée entière hante ces jeunes parents à la mine défaite. Réveillés à 5 heures tapantes par l'horloge biologique diaboliquement irrégulière de leur aînée de 4 ans (grasses matinées en semaine/réveils aux aurores le week-end), ils enchaînent depuis avec changements de couches, parties de cartes retournées, biberons, bols de céréales, histoires, recherches de doudous, bandages de bobos imaginaires, habillages et mouchages de nez. Bref, lorsqu'ils pénètrent dans le parc, la crise de larmes est imminente, l'envie d'une vasectomie obsédante et le besoin d'irish coffee irrépressible. Proche de la catatonie, ils s'écroulent lourdement sur le premier banc mouillé venu (peu importe...) et observent d'un air résigné - que seuls les parents en manque chronique de sommeil peuvent comprendre - leur progéniture déguster goulûment leur château de sable, explorer studieusement les poubelles, s'éprendre d'un cadavre de donut, disséquer un ver de terre visqueux et concocter des shakers boue/lait maternel…
Le vagabond
Consciencieusement, il replie sa couverture de survie en un minuscule rectangle argenté, regroupe les cartons l'ayant protégé de l'humidité du sol durant son sommeil et glisse le tout dans le caddie qui l'attend non loin. D'un pas libéré des angoisses de la nuit, il se dirige vers la fontaine bordant la zone de jeu aquatique déserte en ce matin d'automne. Il y remplit un seau en plastique blanc (conçu à l'origine pour accueillir des boules fraîches de mozzarella), sort de sa poche un bout de savon, le trempe dans l'eau et s'en frictionne le visage. Soudain, il relève la tête, prenant brutalement conscience de l'activité naissante du parc. Auparavant lents et précis, ses gestes s'accélèrent, au point d'en devenir confus. Il se rince précipitamment, oublie son seau, court presque vers ses maigres possessions. Fébrile, Il saisit son caddie, jette un dernier regard à ceux l'ayant brusquement ramené à son abyssale solitude et s'en retourne retrouver la froideur de la rue.
Les joueurs de basket-ball
Le thermomètre a beau atteindre difficilement les 13°C, la sueur n'en perle pas moins déjà sur les torses de ceux qui, depuis 9h du matin, se livrent une bataille acharnée sur le terrain de basket situé à deux pas des balançoires. Dans la lumière poudreuse de l'automne, les injonctions fusent, les muscles saillent, les semelles rebondissent, les paniers tremblent, les cris de victoire retentissent régulièrement… Du geek maigrelet au géant à dreadlocks en passant par le jeune père de famille, les adolescents dopés aux hormones et le quinquagénaire parfaitement conservé, les joueurs composent un ensemble hétéroclite presque insolite. Pourtant, il règne sur ce terrain une indéniable harmonie. Ces hommes qui ne se seraient sûrement pas adressés la parole dans le métro semblent en effet avoir tissé sur le terrain une complicité virile, riche et intense qui, en dépit d'être éphémère, n'en semble pas moins addictive, si l'on en croit le blondinet tout en jambes qui lance à la fin de la partie : "Eh les gars, si on remettait ça la semaine prochaine ?".
Le groupe de parents "parfaits"
Entre doudounes griffées sans manches, queues de cheval hautes lustrées, teints idéaux, gloss discrets, lunettes de soleil immenses, poussettes tout-terrain et slims gainant des fesses surentraînées au pilate fusion, l'escadron de mamans venant de pénétrer sur l'aire de jeux respire l'irréalité. Munies de leurs gobelets de café recyclables, ces super women semblant sortir tout droit d'un sitcom américain babillent joyeusement, tout en multipliant les gestes maternels envers leurs adorables bambins. Agacement, fatigue et relâchement sont des termes qui semblent avoir été depuis longtemps blacklistés de leur univers... De temps à autre, une silhouette masculine à la carrure sexy vient enlacer brièvement l'une de ces créatures sponsorisées par Mattel, avant de repartir rejoindre le clan des maris. Aussi lisses et rutilants que leurs épouses, ces derniers affichent une bonne humeur surjouée, à coups de lancers de frisbee, éclats de rire sonores, changements de couche éclair sur sac à langer technotronique et actions espiègles particulièrement photogéniques (lancements d'enfant dans les airs, jets de feuilles mortes, etc...). Pendant ce temps, sur le banc d'en face, les parents d'une fillette mâchouillant un ver de terre les fixent dans un état d'hébétement pré-burnout...
Les amoureux noctambules
Le blouson dézippé sur un tee-shirt de rock pour l'un, la robe trop courte pour l'autre, ils avancent d'une démarche fatiguée au travers du gazon disparate. Sur leur visage, on distingue le demi-sourire extatique des noctambules ayant laissé filer les heures jusqu'au petit matin. À leur gestuelle tendre et complice, on les devine amoureux. Elle rit, trébuche, il la rattrape, l'embrasse dans les cheveux. Ils finissent par s'asseoir au bord du terrain de baseball. Le vent fait tressaillir la jeune fille, qui allume fébrilement une cigarette. Il frissonne également, mais n'en retire pas moins son blouson pour en couvrir les épaules de sa compagne. Subitement découverts, ses bras maigres à la blancheur spectrale contredisent la virilité de ses tatouages. Serrés l'un contre l'autre tels deux moineaux ébouriffés, ils s'éternisent dans le flou sensoriel que génèrent les nuits blanches...
Par Lise Huret, le 18 octobre 2019
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J’en ai pleuré de rire!!! Merci pour ces portraits pleins de vie.