Galerie de portraits #6
Écrire un livre… L'idée m'a longtemps pétrifiée. Jusqu'à ce que je comprenne que l'important pour moi n'était pas de publier, ni même de posséder un objet papier signé de mon nom, mais simplement d'écrire. Peu importe le support, la portée, la notoriété… Une fois cela intégré, j'ai enfin pu libérer mes mots. Ainsi est née une petite centaine de portraits au travers desquels je retrace ma vie en filigrane...
La petite soeur du Carmel
1992
7h10. Recroquevillée sous la couverture du lit parental, je sens la maison vibrer au rythme des cavalcades dans l'escalier, des portes qui claquent, des éclats de voix contrariés ("C'est bien MON pull rouge que tu portes ?") et du son du piccolo de la symphonie nº5 de Beethoven. Je m'enfonce un peu plus dans la moiteur des draps. "Lise ?". Maman entre dans la chambre. "Mais que fais-tu là ? Ton frère et tes soeurs ont presque fini leur petit…". La vue de mon visage défait venant d'émerger du lit la laisse interloquée. "Mais... qu'est-ce qu'il t'arrive ?". Je ne dis rien et lui tend le livre que je tiens contre ma poitrine : Paroles du ciel : Messages de Marie à Medjugorje.
Elle me lance un regard interrogateur. Je lui explique alors que j'ai passé la nuit dernière à lire cet ouvrage déniché dans la bibliothèque de ma soeur aînée. Enfin, jusqu'à ce que j'y découvre un "message" de la Vierge prédisant une apocalypse cataclysmique et extrêmement proche… Je frissonne. L'air a du mal à trouver son chemin vers mes alvéoles pulmonaires. La terreur que je ressens est tellement intense que pour la première fois de ma vie, j'expérimente ce que j'apprendrai plus tard être une crise d'angoisse.
Maman s'assoit à mes côtés. Je ne parviens pas à savoir si son visage défait est dû à mon état où à l'annonce de notre mort prochaine. Soudain, une étincelle illumine ses pupilles inquiètes : "Ok, tu ne vas pas à l'école, mais tu viens avec moi conduire les autres. Ensuite, je t'emmènerai quelque part".
Assise dans le fond du G5 familial, j'observe mes frères et soeurs agir comme n'importe quel matin d'école : révision des tables de multiplication, récitation d'un texte en prévision du bac français, négociation en vue de l'achat d'un skateboard et gazouillis rassasiés emplissent l'habitacle d'une atmosphère infiniment vivante. Ah, s'ils savaient…
Je ne sais pas où maman a décidé de m'emmener. Sous mes yeux anxieux défilent des champs frigorifiés nappés de brume fantomatique. En ce matin de janvier, la silhouette des terrils que je distingue au loin m'apparaît encore plus sinistre que d'ordinaire.
Vingt minutes plus tard, je sens le véhicule ralentir, les roues grimper sur un remblai et la porte latérale coulisser. Nous sommes arrêtés sur une petite route de campagne. Je ne distingue pas grand-chose, si ce n'est un bâtiment coiffé d'un clocher et entouré d'un long mur d'enceinte. Maman place ma petite soeur sur sa hanche et me prend la main : "Viens ma chérie, nous allons trouver des réponses".
Nous franchissons le portail en fer forgé du parc, remontons l'allée de petits gravillons et arrivons à la porte du Carmel. En guise de sonnette, nous apercevons une cloche que maman tire délicatement. Chaque seconde qui passe me laboure les synapses. Je me sens comme dévorée de l'intérieur par un savoir toxique. Soudain, la lourde porte en bois s'entrouvre ; une petite soeur nous invite à rentrer. Une fois dans le vestibule (où sont proposés à la vente des objets religieux), elle nous sourit et attend que nous lui exposions l'objet de notre visite. Maman lui confie que je suis terrorisée par la récente lecture d'un livre sur les apparitions mariales. Elle me tend alors la main et nous emmène dans une pièce adjacente.
Sobre, sombre et étroite, cette dernière n'est pourvue que du strict minimum : une table en chêne et quelques chaises à l'assise en canne de rotin tressé. Nous prenons place. La frêle carmélite me demande de lui montrer l'ouvrage ayant déclenché ma détresse. Bien heureuse de m'en débarrasser, je lui donne mon livre qu'elle saisit, puis examine avec attention. Après s'être assurée que le sceau du Vatican n'y figure pas (ce qui validerait ce qui y est écrit), elle lève vers moi son regard myope d'une douceur infinie : "Lise, tout ce qui fait peur n'est pas de Dieu. Tu n'as donc rien à craindre de ce qui est écrit dans ce livre. Cela ne te concerne pas". Telle une cascade d'eau fraîche éteignant tous mes tourments, ses paroles empreintes de sagesse me font l'effet d'une grâce présidentielle. L'agonie de ces dernières heures cède alors la place à une joie enivrante. Je ne vais pas mourir. Ou tout du moins pas tout de suite, et sûrement pas dans un terrible cataclysme…
Maman range le livre dans son sac et tend à notre hôte ma petite soeur de 7 mois, qui depuis le début de notre conversation n'a pas quitté des yeux la religieuse. Nous ne parlons plus, la paix qui sature l'espace nous suffit.
Nous repartons, le brouillard s'est levé. Je me sens infiniment légère, prête à dévorer cette existence que je pensais compromise, mais aussi - et surtout - l'un des généreux croissants de la boulangerie du village d'à côté...
2005
Dimanche matin, 8h. Assise à la table du petit déjeuner, je sens la ceinture de mon jean me cisailler la taille. Les kilos acquis durant mon séjour de 6 mois aux USA n'ont de cesse de se rappeler à mon bon souvenir. Doigts boudinés, vergetures… je me hais au delà du dicible. La discordance entre mes 5 années d'anorexie, de privations, d'inflexibilité, de rigueur, de sport à outrance et d'abnégation, et ma déchéance actuelle où se mêlent boulimie, paresse et absence de contrôle me rend folle. Ces derniers temps, la jouissance que je tirais de l'ascèse a en effet été remplacée par la satisfaction éphémère de l'estomac gavé ; l'euphorie liée au jeûne a cédé la place à un dégoût poisseux. Comment les forces ont-elles ainsi pu s'inverser ?
Un quartier de pomme dans une main (je réserve le Nutella, le pain de mie et les barres chocolatées à mes agapes privées) et un stylo bille dans l'autre, je griffonne sur le bas d'une page de La Voix du Nord "23 ans, célibataire, grasse, seule" et dessine à côté une baleine se balançant au bout d'une corde.
Debout contre le bois ciselé du buffet, maman sirote sereinement son thé brûlant. Soudain, la vision de sa silhouette mince et imperméable aux outrages du temps m'agresse. Le contraste avec mon corps - que je perçois comme pachydermique - est trop cinglant. Je sors de la pièce, saisis les clefs de notre vieille 205, lance un "Je vais me promener", n'attends pas la réponse et m'échappe.
Je roule sans but. J'étouffe dans mon trench aux manches désormais trop étroites. À un croisement, je réalise que le Carmel de mon enfance n'est qu'à cinq kilomètres. Pourquoi pas ? Une poignée de minutes plus tard, me voici sur la route de campagne m'ayant conduit il y a une dizaine d'années vers l'apaisement. Je n'y suis pas seule : l'office de 9h semble être prisé par les habitants du village. Je suis à distance un couple âgé se soutenant mutuellement, pénètre dans le vestibule dédié aux achats religieux, puis tourne sur la droite afin d'entrer dans la chapelle.
La messe débute. Je ne prête pas attention aux lectures. Je m'attarde sur les dos qui me font face. Des dos pour la plupart voûtés, cabossés ou anguleux. Il émane de cette assemblée silencieuse comme une souffrance acceptée, un espoir nourri d'humilité qui me touche bien plus que n'importe quel sermon ou texte biblique.
L'office suit son cours, puis s'achève. Assise sur le banc du fond, je ne parviens pas à me lever. Je sens les gens quitter les bancs. Des larmes s'échappent de mes paupières closes et dévalent mes joues rebondies. Je ne veux pas m'extraire de cette bulle parfumée à l'encens où pots de Nutella, vêtements trop petits et solitude désespérante n'existent plus.
Je finis par ouvrir les yeux. La chapelle est vide. Enfin presque : la petite soeur qui m'aida treize ans plus tôt est assise à mes côtés. Sa présence gratuite et lumineuse m'apporte un tel réconfort que j'en oublie d'être étonnée. Au bout de vingt minutes de silence partagé, elle me raccompagne à l'entrée du couvent et me murmure d'une voix à la fois timide et pleine de tendresse : "Courage, vous n'êtes pas seule".
2015
Je saute de notre rutilante 207 et parcours d'un pas léger l'allée menant à la porte du Carmel. J'agite la cloche, la porte s'ouvre et la petite silhouette désormais familière apparaît. Dégagé par son voile noir, son visage semble plus lisse que jamais.
"Bonjour Lise". Comment diable peut-elle se souvenir de mon prénom ? Peu importe… Je lui explique l'objet de ma visite : trouver un cadeau pour le baptême de mon neveu. Elle me laisse faire mon choix, puis emballe le rectangle en céramique sur lequel j'ai jeté mon dévolu. Entre quelques pliures adroitement réalisées et un ruban bien placé, elle me demande : "Comment va Charles ?". Je reste interloquée. Télépathie divine ? Devant mon air ahuri, elle sourit de manière presque espiègle : "Votre maman vient souvent ici, elle me parle de vous tous...".
Je lui montre alors des photos de mon fils, elle s'y attarde. En regardant ses traits sages éclairés par mon smartphone, je m'interroge sur la vie de cette femme. Soudain, je ne vois plus la carmélite, mais l'être de chair et de sang que les doutes doivent parfois assaillir. Envie-t-elle - même fugacement - le ventre rond des femmes enceintes venant acheter les petits chaussons tricotés par les soeurs de la communauté ? En a-t-elle de temps à autre assez de sa cellule dépourvue de confort ? Comment gère-t-elle la vie en communauté avec des individus qu'elle n'a pas choisi ? Rêve-t-elle en secret de revêtir - juste une fois - le manteau Cacharel qu'arbore la femme du notaire lors des journées "expo-vente" du Carmel ? Regrette-t-elle que son époux ne soit pas incarné ?
Son doux sourire me ramène sur terre : "Il est bien beau ce petit Charles" me dit-elle. Je n'aurai évidemment pas de réponse à mes questions.
Je l'embrasse. Je sais que je ne la reverrai probablement plus : mes parents vendent la maison familiale et quittent la région ; j'aurai donc peu l'occasion de revenir dans le Pas-de-Calais.
En repartant dans le crépuscule de novembre, mon petit paquet serré contre moi, j'éprouve une intense gratitude pour cette sentinelle vigilante qui par deux fois m'évita une fracassante sortie de route...
Par Lise Huret, le 04 octobre 2019
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