Janvier 1986 : Après avoir longuement guetté l'apparition des premières perce-neiges au fond du jardin, je décide de les cueillir avec parcimonie, afin de ne pas détruire l'harmonie sauvage qu'elles composent. Je me jure également de me marier en hiver, pour pouvoir porter ces fleurs en bouquet le jour J...
Décembre 1987 : Une fois la nuit tombée et alors que la famille est attablée pour le dîner, je me décide après moult tergiversations à grimper dans les étages désertés afin d'aller chercher un chandail dans ma chambre. Je redescends les marches 4 à 4 avec le coeur cognant très fort dans ma poitrine.
Avril 1988 : Nous mettons la main avec mon frère et ma petite soeur sur un vieux matelas et décidons immédiatement d'en faire une luge pour descendre l'escalier de service (qui n'est pas recouvert de tapis). Nous finissons en bas de ces derniers, hilares et rassurés d'être toujours vivants.
Octobre 1989 : Une fois la permission obtenue auprès de ma mère, j'investis la cuisine avec la ferme intention de faire des crêpes. Après avoir longuement feuilleté les livres de cuisine puis préparé la pâte, j'appelle mon frère à la rescousse afin qu'il m'aide avec la poële. Nous n'obtenons finalement qu'une bouillie de crêpes, que nous ne tardons pas à noyer dans le sucre. Un régal...
Février 1990 : En fouillant dans l'une des grandes armoires à glace du premier étage, je tombe sur le journal intime de ma soeur aînée. Après avoir lancé un cri de victoire (qui ne manque pas d'attirer l'attention de l'intéressée), je dévale les escaliers, me réfugie dans les toilettes du bas et commence à en lire à haute voix les passages les plus croustillants. Ce qui ne manque pas de faire enrager l'auteur de l'ouvrage...
Novembre 1991 : Je décide d'aller une fois de plus contempler le nécessaire de beauté de ma défunte grand-mère, qui se trouve toujours disposé sur sa coiffeuse dans la chambre de mon grand-père. Face à son miroir à main en argent, ses délicates boîtes en verre et ses brosses à cheveux à poils blancs, je rêve à la femme qu'elle fut...
Avril 1992 : Dans le grenier récemment dépoussiéré et repeint, nous tombons avec mon frère sur un vieux tourne-disque et une valise entière de vinyle. Une pochette blanche marquée d'une tache noire et rouge attire notre regard. Nous sortons le disque qui s'y trouve et écoutons avec une émotion qui nous surprend "Le Voyage" de Leny Escudero. Est-ce la voix du chanteur, la tristesse de la mélodie ou les paroles romantiques ? Toujours est-il que cette chanson nous marquera tous deux durablement... Février 1993 : En recherchant les boîtes à chapeaux de ma grand-mère, je découvre en haut d'un placard une cassette métallique remplie de paquets de sucre. Surprise, je file questionner mon grand-père, qui m'apprend que le sucre était très précieux pendant la Seconde Guerre mondiale et pouvait même servir de monnaie d'échange. Une fois le conflit terminé, ma grand-mère avait continué de faire des réserves, au cas où...
Août 1993 : Le lendemain de la mort de mon grand-père, je découvre le petit salon transformé en chambre mortuaire. Il est tôt, il n'y a encore aucun visiteur, je me faufile auprès de lui, scrute son visage, espérant secrètement qu'il me fasse un clin d'oeil pour me dire que tout ceci est une farce... Sa mine sévère ne lui ressemble pas. Je lui dis adieu. Je sens que rien ne sera jamais plus pareil.
Juillet 1994 : J'aime me réfugier dans la fraîcheur de la cave lorsqu'il commence à faire chaud. J'hume alors avec plaisir son odeur si particulière, m'attarde devant les toiles d'araignées recouvrant certaines bouteilles de vin et ouvre des armoires aux portes branlantes pour inspecter la vieille vaisselle en faïence qui s'y trouve. Sans oublier bien évidemment d'inspecter les différents recoins en prévision de notre prochaine partie de cache-cache...
Septembre 1995 : Pour la première fois, mon père m'autorise à hisser à la manivelle les lourds volets en bois du rez-de-chaussée. Je suis infiniment fière de ce geste de confiance qui me prouve que j'ai vraiment grandi.
14 Juillet 1996 : En ce soir de fête nationale, toute la famille a rendez-vous sous les toits, dans la chambre d'une de mes grandes soeurs. De la fenêtre grande ouverte, nous contemplons émerveillés les feux d'artifice des villages voisins.
Septembre 1997 : J'ai enfin le droit de m'installer dans la toute petite chambre du haut ! Vivre dans cette ex-chambre de bonne me donne l'impression de vivre à Paris sous les toits. Très vite, les murs se retrouvent recouverts de tirades de Cyrano de Bergerac, que j'apprends par coeur en m'endormant...
Avril 1998 : En regardant attentivement les draps, serviettes, et autres linges de maison brodés délicatement des initiales de mes grands-parents, je prends conscience de la patience infinie et du savoir-faire précieux des femmes de cette époque.
S'il est douloureux d'imaginer que d'autres vont s'approprier notre paradis, que nous n'aurons plus de longues discussions dans la fraîcheur crépusculaire du jardin, que je n'entendrais plus la porte d'entrée s'ouvrir dans ce grincement si reconnaissable, que je ne pourrais plus aller humer les roses de mon grand-père ni cueillir les fruits du cerisier et que Charles ne grimpera jamais dans mon arbre à cabane, je suis sereine et pleine de gratitude envers cette maison qui fut la compagne bienveillante d'une partie de mon existence. Les souvenirs qui y sont liés m'accompagneront toute ma vie et je compte bien les faire revivre en les racontant à Charles le soir avant qu'il s'endorme. J'espère de tout mon coeur que les enfants qui y habiteront y seront aussi heureux que nous...
Par Lise Huret, le 26 juin 2015
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