Galerie de portraits #9
Écrire un livre… L'idée m'a longtemps pétrifiée. Jusqu'à ce que je comprenne que l'important pour moi n'était pas de publier, ni même de posséder un objet papier signé de mon nom, mais simplement d'écrire. Peu importe le support, la portée, la notoriété… Une fois cela intégré, j'ai enfin pu libérer mes mots. Ainsi est née une petite centaine de portraits au travers desquels je retrace ma vie en filigrane…
Alexandre
Novembre - 10h30 - Salle d'étude du lycée
"Mademoiselle Daubresse, au bureau !".
"Oui ?".
"Bon, tu t'es fait exclure de quel cours ?".
"Physique…"
"Tu vas finir par avoir de sérieux ennuis, tu t'en rends compte ?".
Oui, et je m'en moque éperdument. Que sont quelques entorses à la discipline si celles-ci me permettent de troquer mes cours de physique contre des heures de permanence supervisées par celui qui hante mes rêves depuis 3 mois ?
"Et sinon, ça va la fac ?".
"Partiels dans deux semaines… Allez, retourne t'asseoir".
24 ans, grand, brun, étudiant en économie et surveillant à temps partiel : l'homme qui depuis la rentrée pointe mes retards et ceux des 400 autres élèves du lycée me trouble au delà du raisonnable. Il me suffit ainsi de l'apercevoir au travers des vitres de la cafétéria pour que mon corps se mette à trahir lâchement mes sentiments les plus intimes, entre visage brûlant, tempes grésillantes et genoux inopérants.
De cet état inédit et affolant, je ne parle à personne. Ni aux filles de mon cours de théâtre, ni à ma meilleure amie. Amoureuse du pion ? Moi la gamine qui débarque du Pas-de-Calais avec son cartable en cuir au sein d'une marée de sacs Eastpack ? Moi l'adolescente de 15 ans totalement transparente au milieu de cette faune de lycéennes toutes plus pimpantes les unes que les autres ? Moi amoureuse du pion ? Risible, présomptueux, insensé, grotesque...
Décembre
Isolée au fond du CDI, je le vois s'approcher. Il ne vient pas directement me voir. Il s'empare du New York Times, fait mine de le feuilleter, puis finit par me rejoindre. Il jette un oeil au recueil des oeuvres de Brecht ouvert devant moi.
"Tu n'as toujours pas choisi la scène que tu allais présenter ?".
"Non, enfin si. Je pense que je vais partir sur La Femme Juive".
"Raconte…"
Je lui parle alors avec fougue de cette femme sur le départ, de ses tergiversations, du contexte de la pièce, de son incapacité à parler ouvertement à celui qu'elle aime… Il sourit.
Les minutes défilent, les sujets également. Nous discutons de sa fascination pour les USA, de sa passion pour le basket et rions - sans faire de bruit - des travers de ses collègues. Nos regards s'accrochent.
De ces instants, j'enregistre tout, entre le cavalier jouant au polo sur le haut de son pull-over, ses paupières qui plissent lorsqu'il sourit, sa manière de prononcer mon prénom et ses joues légèrement rougies par la chaleur de la pièce.
Une élève s'approche.
"Euh Alexandre, on te cherche au secrétariat".
"Ok, j'arrive".
Il se retourne vers moi.
"Tu devrais retourner en perm', cela fait plus d'une demi-heure que tu es au CDI…".
Une fraction de seconde aura suffi pour nous renvoyer à nos rôles respectifs. Moi l'élève, lui le surveillant.
Les jours suivants, sa froideur me confirmera que l'épisode du CDI n'était en réalité rien d'autre qu'un échange informel entre une adolescente et un membre de l'équipe éducative.
Juin
Les mois passent. Je me nourris de moins en moins. Je l'observe de loin. Nous nous parlons de temps à autre. Je rêve de lui toutes les nuits. Chaque réveil est une déchirure. L'année scolaire finit par toucher à sa fin : dernier cours de maths, dernier cours de latin et dernier cours d'art dramatique. Une ultime séance de théâtre à laquelle Alexandre a promis d'assister.
Je le vois s'installer sur les gradins. Je recueille l'esprit ailleurs les critiques de mon professeur, puis grimpe m'installer aux côtés de celui qui dans quelques jours ne sera plus mon surveillant.
"Je vais faire des paniers au gymnase, vous venez après ?".
Paul, mon meilleur ami, est partant. Moi aussi…
Le bruit du ballon rebondissant sur le plancher éclate sous la voûte de la salle de sport. Paul s'en va déjà.
"Tu viens ? Je vais rater le tram..."
"Euh non, non vas-y. J'ai le temps".
"Viens Lise, je vais te montrer comment tirer un panier digne de ce nom".
Alexandre se place derrière moi - je sens son souffle tiède dans mon cou - et pose ses mains sur les miennes.
"Fixe le panier, fléchis légèrement les jambes et… tire". Je lance, rate et ris nerveusement.
Il enchaîne les paniers. Je ne joue plus, je l'observe.
Au bout de 15 minutes, il file dans les vestiaires. Je le suis.
En retirant son tee-shirt dos à moi, il m'annonce qu'il part dans un mois et demi en Arkansas : il a décroché un job dans une banque.
Je comprends alors que ce qui n'a jamais commencé est déjà fini.
Nous sortons par la porte arrière du gymnase et nous retrouvons directement dans la rue. Au moment de nous séparer, je me hisse sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa joue, puis me détourne rapidement. Il me saisit alors la main, me ramène vers lui et presse ses lèvres sur les miennes.
Sur la route qui me mène à la gare, la pression de ses mains se fait encore sentir au creux de mes hanches. Les émotions qui me balaient sont d'une telle force que j'ai du mal à marcher droit sur le trottoir. J'ai envie d'hurler, de rire, de pleurer, de sauter, de me blesser, afin d'avoir la confirmation que je suis bien réveillée et que ce baiser a réellement eu lieu.
Quelques jours plus tard
"Ca te dit de passer la soirée chez moi ?".
À quelques rues du lycée, nous discutons adossés au mur en briques rouges de l'une des maisons bourgeoises du centre-ville lillois. Chez lui ? Ce soir ? Mon cerveau s'affole… Je visualise mentalement ma lingerie, fais le point sur le nombre de tickets de métro restant dans ma trousse et réfléchis à l'excuse que je vais donner à mes parents pour justifier un découchage au pied levé.
Assise en tailleur sur son tapis Ikea bleu cyan, je feuillette l'un des albums photo que je viens d'extraire de sa bibliothèque. Aux années 1996 et 1997, une jolie blonde apparaît sur quasiment tous les clichés : dans ses bras, sur ses genoux, aux sports d'hiver, sur la plage, à la fac… Le sol se fendille doucement sous la laine du tapis suédois. 1998. Je scrute fébrilement les images. Sa blondeur a soudainement disparu. En 1998, Alexandre est seul.
Je l'entends s'affairer dans la cuisine.
"Je nous fais des pâtes, ça te va ?".
"Oh tu sais je n'ai pas très faim".
Hors de question pour moi d'ingurgiter la moindre parcelle de nourriture : je veux que mon ventre reste ultra plat, au cas où je serais amenée à me déshabiller.
Il mange seul, je joue avec un verre d'eau.
"Tu as un corps de déesse". Allongée en jean flare et soutien-gorge sur le canapé, je me love au creux de ces mots dont la saveur inédite éteint toutes mes faims.
Le lendemain
Au visage défait de ma mère, je comprends que les choses ne sont pas déroulées comme prévu. Mon alibi n'a pas tenu : l'amie chez qui je devais officiellement dormir (et que je n'avais évidemment pas prévenu) a appelé à la maison pour me poser une question concernant notre cours de français…
Maman n'est pas fâchée, elle aimerait simplement comprendre. Or, le fossé qui s'est creusé ces derniers mois entre l'adolescente qu'elle croit encore pétrie d'enfance et celle que je suis réellement rend toute explication impossible.
Une semaine plus tard
Nous roulons vers la mer du Nord. Au volant de sa Peugeot 205 écarlate, dans son sweat gris à capuche, mon ex-surveillant a des allures de vieil ado. Je refuse cependant de m'attarder sur cette vision peu flatteuse - ni sur l'égocentrisme que j'ai récemment cru déceler chez ce futur banquier yankee - car ce matin nous sommes Bonnie & Clyde. Notre cavale est programmée pour durer une journée. À la fin de celle-ci, il me ramènera chez moi, où ma famille croit que je suis en train de bouder dans ma chambre…
"Tu pourras venir finir ton lycée à Little Rock. Il ne te reste plus deux ans. Après on avisera".
Face à la mer grise, je bois ses paroles. Ainsi, il envisage son avenir avec moi ? Je serais donc autre chose qu'une simple distraction ? Mes jambes fourmillent de l'excitation que provoquent les bonheurs fulgurants.
"On fait la course jusqu'aux dunes ?".
Je m'élance, le sol glisse sous mes pieds, j'accélère, le sens à mes côtés, il me tacle, nous tombons ensemble, roulant le long de la colline de sable que nous venons de gravir.
Je l'aime.
Fin de journée
Il ralentit, s'arrête devant le cimetière anglais jouxtant la propriété de mes parents. La perfection des dernières heures a d'ores et déjà un goût de lointain souvenir. Je sors, referme la portière. Il m'appelle, se penche à travers la banquette avant et me lance sur un ton presque désinvolte : "Je t'aime".
Seule sur le trottoir du village m'ayant vu grandir, je le regarde s'éloigner. Qu'importe les difficultés qui s'amoncellent à l'horizon : il m'aime. Enfin je crois.
Je franchis la grille du jardin et vois ma petite soeur accourir vers moi. Seule au courant de mon escapade, elle avait pour mission de me couvrir, mais n'y est pas parvenue. Tant pis.
L'atmosphère au sein de la maison est électrique : ma soeur aînée me traite violemment de "p…", ma mère affiche un silence consterné, tandis que mon père me somme de fournir des explications.
Acculée, je prends le parti de la défense agressive. Oui j'étais avec un garçon, ou plutôt un homme. Il a 24 ans et veut que nous allions vivre ensemble en Amérique. Mon père voit rouge.
"Moi vivant, tu ne reverras jamais ce garçon !". Je lui hurle qu'il n'a aucun pouvoir sur moi. Ma rage décuple sa colère.
Il me saisit alors le bras, m'entraîne dans la cave et m'enferme dans le cellier. Mauvaise idée : la vue de tous ces grands crus m'inspire. Je me mets à les fracasser contre le mur les uns après les autres. Au bout de quelques minutes, de peur que je me blesse, mon père ouvre la porte. Je passe devant lui en hurlant ma haine et m'enfuis un tesson de bouteille à la main, les bras dégoulinant de Château Margaux.
Je cours, sors de la maison, oblique vers les dépendances situées au fond du jardin, saisis une échelle, grimpe dans l'ancien grenier à foin et retire l'échelle. Sauvée.
De mon perchoir, je vois peu après les pompiers et SOS Médecins débarquer dans le jardin. Croyant que je m'étais entaillée les veines, papa a appelé la cavalerie.
Quelques heures plus tard
Mon père frappe à la porte de ma chambre. Je ne réponds pas. "Lise, j'ai trouvé le numéro d'Alexandre dans ton agenda, je l'ai appelé, il vient déjeuner demain". La honte me statufie. Qu'a-t-il bien pu lui dire ?
Le lendemain
Du carnage d'hier, il ne reste rien. Autour de la table de la salle à manger, les adultes discutent de manière civilisée. Papa, qui la veille avait des velléités de meurtre, semble aujourd'hui prêt à adopter celui qui assume avoir ravi le coeur de sa fille de 15 ans. Cela discute Amérique, possibilité d'études à l'étranger, relation longue distance… Je flotte. Je suis là sans être là. La sensation d'irréalité qui m'accompagne depuis 3 semaines persiste.
Sur le perron (où mes parents nous ont discrètement laissés nous faire nos adieux), Alexandre me souffle à l'oreille : "Tu vois, c'était facile". Trop facile. Trop facile pour lui, trop facile pour eux... Comme s'ils désiraient me calmer par tous les moyens. J'ai peur que tout cela ne soit qu'une mascarade. Et en même temps, rien de ne l'obligeait à venir, à s'infliger un déjeuner/tribunal, à réaffirmer la sincérité de son amour devant mon père… Je m'écrase contre son torse. J'essaie de chasser les doutes qui commencent à cisailler mes valves cardiaques. Je me noie dans son after-shave et tente d'imprimer mon empreinte sur ce corps qui dans 3 jours s'envolera vers les sirènes du rêve américain.
Sa voiture n'est pas encore sortie du village que je rédige déjà la première des nombreuses lettres qui partiront vers l'Arkansas. Des textes enflammés, ne parlant que de manque, de désir de retrouvailles, de projets d'avenir. Je suis tour à tour Jane Eyre, Karen Blixen ou encore George Sand...
Juillet
À défaut d'être incandescentes, ses lettres à lui sont régulières. Il m'y décrit son installation, son nouveau job, l'accueil chaleureux qu'il a reçu et les parties de baskets avec les locaux. Sa cinquième lettre évoque sobrement la gentillesse dont fait preuve à son égard la fille de son patron. Elle s'est en effet proposée de lui faire découvrir la ville. Les mots sont neutres, mais ce que je perçois entre les lignes me fait frémir. Robin… ce prénom ridicule m'obsède.
Septembre
L'été passe. Elle fait désormais partie de toutes les lettres. J'agonise en secret.
Le 2 septembre, j'ouvre sa 10e lettre. "Je suis tombé amoureux de quelqu'un d'autre, je suis désolé ".
Robin...
La douleur est telle qu'elle en devient anesthésiante. Je ne ressens ainsi même pas l'aigreur de la nausée qui me projette vers la cuvette des toilettes.
Epilogue
Banale dans le monde des adultes mais létale dans l'univers d'une adolescente, cette rupture me réduisit à l'état d'ombre revivant chaque nuit son histoire d'amour avortée et pesant chaque matin de moins en moins lourd sur la balance.
17 ans plus tard, si mes rêves me jouent encore parfois des tours, il me suffit de me tourner vers Julien pour reprendre pied. Face à sa force tranquille, les fantômes du passé refluent invariablement vers les abysses de l'oubli...
Par Lise Huret, le 19 décembre 2019
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