Galerie de portraits #5
Écrire un livre… L'idée m'a longtemps pétrifiée. Jusqu'à ce que je comprenne que l'important pour moi n'était pas de publier, ni même de posséder un objet papier signé de mon nom, mais simplement d'écrire. Peu importe le support, la portée, la notoriété… Une fois cela intégré, j'ai enfin pu libérer mes mots. Ainsi est née une petite centaine de portraits au travers desquels je retrace ma vie en filigrane...
Monsieur Tercien
Octobre 1999
Tapie au fond de la classe, j'observe d'un oeil taciturne la main aux ongles ras de mon professeur de français inscrire doctement au tableau noir le plan détaillé du texte du jour. Dans cette atmosphère soporifiquement studieuse, la nostalgie de mon ancien lycée lillois - où j'ai effectué deux secondes - me sature les glandes lacrymales : oubliés les amis fusionnels, les copains skateurs, les trajets en métro parfumés à l'indépendance, les cours de théâtre au dernier étage du bâtiment C, les matinées buissonnières passées lovée dans mon café fétiche, les cigarettes anisées à la saveur doucereuse et les escapades dans les rues pavées du Vieux Lille…
Je m'affaisse un peu plus sur ma chaise. Moi qui avais espéré palier l'aigreur de cet exil forcé en trouvant en la personne de mon professeur de Lettres un sauveur charismatique capable de tromper ma mélancolie à coups d'analyses brillantes et de citations galvanisantes, je commence à perdre espoir. Il faut dire qu'avec sa silhouette digne d'un personnage de Sempé et sa voix peinant à atteindre les derniers rangs, Mr Tercien - que je soupçonne d'être proche de la retraite - est loin du mentor flamboyant susceptible d'appliquer au programme scolaire un salvateur "Carpe Diem"...
Un samedi matin de novembre
"J'ai une proposition à faire à celles et ceux qui aiment le théâtre". Bien qu'assourdie par le bruit des chaises qui claquent, des zips qui glissent et de la sonnerie qui annonce la fin des cours, la phrase que vient de prononcer Mr Tercien d'une voix plus assurée que d'ordinaire percute de plein fouet mon cortex auditif. "Théâtre" : ce mot seul suffit à faire frétiller mes neurones dépressifs.
Quelques minutes plus tard, dans une classe à moitié désertée, notre professeur nous confie qu'il aimerait mettre en scène la pièce qu'il vient d'écrire et que 7 rôles sont à pourvoir. À ces mots, des gloussements d'excitation s'élèvent du groupe d'Adidas Superstar assis au premier rang. Ces aspirantes mannequins lingerie accros au gloss et au BaByliss s'imaginent déjà brûler les planches. Face à tant d'arrogance, mes doigts se crispent sur les bretelles de mon sac à dos. Transformer ces pimbêches en poupées vaudous géantes est alors mon souhait le plus cher.
"L'audition aura lieu mercredi prochain devant toute la classe" : je recentre mon attention sur celui qui se propose d'illuminer mon purgatoire et note studieusement la date du Jugement dernier.
Mercredi, jour de l'audition
"Bonjour Mademoiselle Daubresse !". Est-ce le fait de me voir avec les feuillets de son oeuvre à la main ou l'excitation de se lancer dans un projet qui lui tient à coeur ? Toujours est-il que ce matin Mr Tercien n'a plus grand-chose à voir avec le prof de français introverti qui évoquait platement les mésaventures de Thérèse Raquin. Je suis cependant bien trop concentrée sur l'enjeu du moment - décrocher le premier rôle - pour m'attarder sur cette soudaine transfiguration. Je brûle en effet de démontrer à tous mes condisciples (chez qui une note en dessous de 15 entraîne systématiquement une séance d'autoflagellation) que je poursuis des objectifs bien plus nobles qu'une mention au Bac et que si je suis hermétique aux sirènes algébriques, je n'en ai pas moins la capacité de mémoriser parfaitement n'importe quel texte de théâtre.
La porte de la classe se referme sur le dernier retardataire. L'atmosphère se tend. Le stress des aspirants comédiens récitant leurs répliques en sourdine se fait de plus en plus palpable. Un calme olympien m'envahit.
"Mademoiselle Daubresse, c'est à vous". Sous le regard attentif de mon professeur, je déclame avec conviction les premières tirades du personnage d'Alfred de Musset. À la fin de ma prestation, le bruit de fond inhérent à la présence de 30 adolescents dans un espace clos cède la place au silence. Je ne sais si celui-ci est lié au fait que la plupart des élèves présents n'avaient jusqu'ici jamais entendu ma voix ou si j'ai lamentablement échoué à les épater, mais peu m'importe. Mes zygomatiques étirent sur mon visage un sourire incontrôlable ; j'avais oublié à quel point se glisser dans la peau d'un autre pouvait être jouissif...
En fin de journée, la responsable du CDI affiche la distribution de la pièce. Alfred de Musset : Lise Daubresse.
Décembre
Je m'attarde de plus en plus fréquemment à la fin des cours de français. À moitié assise sur l'une des tables de la classe, j'échange avec le maître des lieux sur ce qui l'a poussé à écrire ce texte que nous nous apprêtons à jouer. Je découvre un homme passionné de théâtre, amoureux fou de la période romantique et admirateur transi d'Eugène Delacroix. Peu à peu, je réalise que ce que j'avais pris pour de la réserve désabusée n'est en réalité qu'un voile de timidité dissimulant une vie intérieure des plus riches.
Face à cet être humble et intelligent, mon masque d'adolescente renfrognée pensant que la "vraie vie" se déroule ailleurs (et plus précisément à Lille) se craquelle.
Février
Chaque semaine, les jours s'étirent paresseusement jusqu'à 17h, l'heure où le lycée se vide et où notre petite troupe de théâtre amateur se retrouve pour répéter. Sous les conseils éclairés de notre metteur en scène/producteur/coach/professeur de français, une réalité alternative se dessine alors, nous extirpant - le temps de quelques joutes verbales - de nos tourments existentiels.
Mars
Appuyées contre le mur du couloir, mes omoplates agressent ma peau trop fine. Les échappées lyriques de nos parenthèses théâtrales ne parviennent pas à m'extraire de mes vortex nihilistes : je m'amenuise. Ce lent dessèchement corporel n'échappe pas au regard attentif de notre scénographe. La contradiction entre la vitalité de mon jeu et le saillant de mes os le désempare.
Je ne suis donc pas vraiment étonnée de le voir - à la fin d'une répétition - extraire de sa mallette en cuir tabac un petit sachet taché de graisse et me le tendre maladroitement : "Je suis passé à la boulangerie et j'ai pensé qu'un pain aux raisins vous ferait plaisir. Vous allez voir ils sont délicieux". Face à ces mots gorgés d'espoir enfantin, je ne sais quoi dire. Je balbutie : "Euh, c'est très gentil mais j'ai vraiment trop mangé ce midi (alors que cela fait plus de 6 mois que je n'ingurgite plus rien à l'heure du déjeuner), mais merci, vraiment.". Il sourit, légèrement embarrassé par son propre élan de familiarité. Je souris. Personne n'est dupe...
Avril
Assise dans le coin le plus reculé du CDI, je feuillette un livre sur Mondrian en essayant de comprendre pourquoi je reste si insensible à ses fameux aplats de couleurs. Soudain, quelqu'un glisse sur mon bureau un magazine Phosphore ouvert à la page "Option théâtre". Je lève le regard et découvre la haute silhouette de mon professeur de français. Ce dernier emprunte alors une chaise à la table voisine, s'assoit face à moi et se lance : il faut nourrir ma passion pour le théâtre. Ne pas le faire serait du gâchis, tant - selon lui - je suis douée. Il me faut donc changer de lycée afin d'intégrer une terminale proposant cette option. Il conclut sa tirade par un "Lisez l'article !", puis s'en va. Je le regarde disparaître derrière une rangée de manuels scolaires. Je sais pertinemment ce qu'il essaie de faire. Je sais qu'il vient de me lancer une bouée de sauvetage. Je sais aussi que pour venir me voir, il a dû faire fi de cette distance prof/élève à laquelle il tient tant. Je le remercie intérieurement, referme Mondrian (décidément, je déteste ces aplats rouges criards) et décompte mentalement le nombre de calories contenues dans une Granny Smith.
Juin, soir de la représentation
Armée d'un fer à friser brûlant, Pauline tente tant bien que mal de transformer mes longues mèches châtain en larges anglaises. À quelques pas de nous, Marie finalise le trait de ses faux favoris, Juliette tente de fixer correctement sa lavallière, tandis que Mr Tercien arpente l'arrière-scène, fébrile. Ce soir, c'est sa réputation au sein du corps professoral qui est en jeu. Lever de rideau dans 45 minutes. J'ingère chaque miette d'excitation. Je suis Alfred de Musset. De celle dont je traîne la carcasse saturée de papillons noirs, je ne sais plus rien.
La lumière s'éteint, les murmures dans la salle s'estompent, j'entre en scène.
Une heure vingt plus tard, les applaudissements secouent le petit théâtre. Nous saluons, ivres de nos métamorphoses temporaires. Je cherche du regard celui qui nous a offert ce voyage irréel et l'aperçois sagement immobile en coulisse. Sans réfléchir, je cours vers lui, lui saisis la main et l'emmène saluer à nos côtés. Les applaudissements explosent.
22 juin
Ultime cours de français. Les recommandations pleuvent, mais je ne pense qu'à une chose : réussir à imprimer durablement dans ma mémoire le moindre détail des moments passés aux côtés de ce professeur faussement banal. Je ferme les yeux. Les images se juxtaposent, s'affolent, s'organisent ; elles sont si nombreuses... J'ouvre les yeux. Il est là, devant moi : "Avez-vous finalisé votre inscription dans votre futur lycée ?". Je hoche la tête. Il sourit et s'éloigne.
18 novembre 2006, jour de mon mariage
Debout sur le parvis de l'église, je grelotte. Dans quelques minutes, je remonterai l'allée centrale au bras de mon père. Mais pour l'instant (pour une raison qui m'échappe), je suis totalement seule. Enfin pas tout à fait, si j'en crois la voix qui m'extrait soudain de mon stress prénuptial : "Vous êtes magnifique Lise". Je me retourne dans un froissement de tulle et découvre derrière moi la silhouette timide de celui qui transfigura mon année de première. Monsieur Tercien ! Je vacille. Dans ses yeux humides brille une joie intensément douce. Celle d'un professeur bouleversé de constater que les tempêtes traversées par son ancienne élève ne sont pas parvenues à l'anéantir. Le coeur chaviré, je le serre gauchement dans mes bras et lui murmure : "Merci, merci pour tout...".
Par Lise Huret, le 27 septembre 2019
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