
Il a ainsi beau faire -9 degrés ce matin, elle a envie d'esquisser un entrechat (vestige de ses années de danse classique), de sourire lors de son prochain passage sur les podiums, d'oser sculpter plus grand, de réserver un aller simple pour Sifnos et d'offrir un café chaud au vagabond qu'elle vient de croiser puis de prendre le temps de discuter avec lui. Bref, elle est amoureuse, et cette délicieuse sensation - qui dure depuis si longtemps - lui fait croire en l'éternité.

Ce qu'elle finit par expérimenter à vingt-six ans, lorsque le magazine pour lequel elle écrivait lui demanda de couvrir la semaine de la mode parisienne. Elle y rencontra l'espiègle Jean Paul Gaultier, le mystérieux Karl Lagerfeld et l'élégante Jacqueline de Ribes, avec qui elle devint amie. Paris était alors son oasis, sa respiration biannuelle dont elle savourait chaque bouffée.
Oui, mais voilà : depuis quelques années, le charme s'étiole. Le faste ampoulé des dîners de représentation, la démultiplication des attentions luxueuses des marques, le nombre affolant de collections, l'obsession généralisée pour les "likes" ainsi que la nécessité de générer toujours plus d'argent a fini par grignoter l'ADN de ce qui la passionnait. C'est décidé : elle ne reviendra plus. Il est temps pour elle de porter son regard vers ceux à qui, par snobisme, elle n'avait jamais prêté attention : cap désormais sur les fashion weeks de Séoul, Tokyo, Shanghai et Mumbai !

Et si, en grandissant, elle adopta la couleur de cheveux de son héroïne, confirma son amour des positions insolites en pratiquant assidûment le trapèze et conserva son mode alimentaire dissocié, elle développa aussi de nouvelles passions. Parmi elles : le travail obsessionnel de Yayoi Kusama et l'esthétique délicieusement décadente d'Edith Bouvier Beale (dite "Little Edie").
Ce matin, en attendant de savoir si elle obtiendra ou non une place en standing au défilé qui se tiendra dans la rue adjacente, elle écoute son amie (étudiante comme elle à Modart) lui raconter sa dernière séance d'hypnose régressive, tout en salivant à la pensée de son menu du jour. Car aujourd'hui, c'est samedi - et le samedi, c'est crème brûlée…

Cette démarche maîtrisée, ce port altier, cette discipline rigide, ce corps dompté lui ont permis d'attirer l'oeil des photographes et de se faire une place sur les réseaux sociaux. Alors certes, elle n'est ni devenue top model, ni danseuse étoile au Bolchoï, mais elle n'a pas non plus cédé à la facilité en épousant l'un de ces fils d'oligarques qui ne voyaient en elle qu'un faire-valoir.
De son existence, elle contrôle chaque seconde (voire chaque nanoseconde). De ses entraînements quotidiens avec la méthode de Sébastien Lagree (et ce bien avant que celle-ci ne devienne tendance), à la santé mentale de son coloriste (essentielle pour que son blond reste lumineux), en passant par l'organisation de son jeûne intermittent, les approvisionnements mensuels en cosmétiques coréens dernière génération et la veille méticuleuse des nouveautés sur le site de Moda Operandi, elle ne laisse rien au hasard. Sa mère serait fière d'elle. Enfin… elle l'espère.
Par Lise Huret, le 22 avril 2025
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