Chronique #179 : De la joie tardive d'être "moche"

"Jennifer Aniston est méconnaissable". Julien est apparemment sur la même longueur d'onde que moi. "Et Ross… son visage est comme plastifié". Décidément mon mari s'améliore en gossip : il pourrait bien devenir ma meilleure amie ! Blague à part, nous nous accordons tous les deux sur le fait que les acteurs incarnant Rachel, Ross et Monica semblent avoir tout mis en oeuvre pour figer leur image, au point de perdre en expressivité, naturel et humanité. À l'inverse, Phoebe et Joey semblent avoir vieilli plus naturellement. Le contraste entre les deux groupes est saisissant. 

Nous restons pensifs. Julien reprend : "Je ne comprends pas comment une femme avec autant de moyens et de contacts que Jennifer Aniston a pu aller aussi loin en terme de médecine esthétique sans se rendre compte que quelque chose n'allait pas. C'est quand même fou : alors que Phoebe et elle ont rencontré le succès au même moment, elles ont faits des choix esthétiques drastiquement différents."

"Oui, mais tu occultes un point important : elles n'étaient pas belles de la même manière. Contrairement  Lisa Kudrow, Jennifer Aniston a très tôt eu le statut de "bombe". Or, lorsqu'on considère ta beauté comme ta qualité première, perdre celle-ci à cause du temps qui passe est inenvisageable. Tu es alors prête à tout pour essayer de la conserver. Par contre, si l'on te célèbre moins pour ton physique que pour ton humour ou ta personnalité, garder ta beauté figée dans le formol ne te traverse même pas l'esprit."

"Pas faux…"

"Papa !"

"Arghhh Charles a encore fait un cauchemar. Je reviens."

Julien se lève et me laisse pensive, enfoncée dans notre moitié de canapé, le visage tourné vers la baie vitrée. L'obscurité extérieure me renvoie mon image. Je l'observe. Oh comme j'ai pu détester cet ovale, ce nez fort, ces sillons naso-labiaux boursouflés (que j'appelais "mes deux bandes de graisse"), ces bosses sur mon front (comme deux petites cornes sur le point d'éclore), ce grain de peau épais… Or, si cette détestation - mère aussi bien d'une part de mon anorexie que de ma créativité - fait aujourd'hui partie du passé, je ne la renie pas pour autant. J'irai même plus loin : je pense lui être redevable. Avec le recul, je crois en effet sincèrement que ma vie aurait été moins intense, intrépide et "positivement sur le fil" si depuis la maternelle tout le monde s'était extasié sur mon joli minois. 

Être "moche" m'a incité à chercher l'harmonie autre part que sur mon visage, m'a sensibilisé à la multiplicité de la notion de beauté (je trouve rarement beau ce que les autres plébiscitent et inversement), m'a fait rechercher dans l'art tout ce qui transcende le physique, m'a fait vénérer les livres, m'a poussé à affûter mon corps, à rechercher l'excellence dans le sport, à voyager seule, à développer de l'empathie, à n'avoir peur de rien.  

Autrement dit, mon absence de "beauté évidente" m'a façonnée et m'a paradoxalement permis de m'aimer. En m'incitant à compenser le manque à gagner généré par l'absence de traits parfaitement symétriques, elle m'a forcé à me développer, à me questionner, à me réaliser. 

Quel rapport avec Jennifer Aniston me direz-vous ? Eh bien, contrairement à l'actrice qui refuse de perdre la pierre angulaire de son succès (à savoir la beauté de sa jeunesse), je n'ai pas à maintenir un niveau de perfection physique qui m'a toujours été étranger. Or, je réalise aujourd'hui à quel point ne pas avoir été célébrée/remarquée pour l'harmonie de mon visage est une chance. 

Je ne peux pas refuser de perdre ce que je n'ai jamais eu.  

Liberté absolue.