31 juillet
6h30. Le tintement des cloches sonnant les laudes m'extrait d'un rêve étrange (j'avais 40 ans et plus aucune dent...). Je m'étire. Les légers ronflements de Charles résonnent dans la quiétude du matin. Nous sommes le 31 juillet. Il y a 39 ans, je naissais. 39 ans... Je bâille. Ce soir, nous fêterons les 50 ans de mariage de mes parents. Une fête que maman prépare depuis un an et qui rassemblera ses enfants et petits-enfants. Du coup, mon anniversaire, je m'en moque un peu. Julien et Charles oublient d'ailleurs de me le souhaiter. Il me faut ainsi attendre de rejoindre la maison familiale (nous logeons cette année dans une chambre d'hôtes) et l'immense table du petit déjeuner dressé dehors pour que mes tympans explosent au son d'un magistral "Joyeux anniversaire !" hurlé de concert par mes soeurs, beaux frères et neveux.
Réalisant soudain l'énormité de son oubli, Julien se liquéfie. Le spectacle de mon mari mortifié me procure une douce satisfaction. Car si je me moque qu'il me souhaite ou non mon anniversaire, pouvoir le prendre en défaut n'est pas pour me déplaire.
Attablée entre mon filleul et ma plus jeune soeur, je comprends rapidement que le déjeuner me sera dédié. Au programme : pique-nique près du lac, puis bataille aquatique sur paddle géant. L'une de mes grandes soeurs a tout organisé en secret. C'est adorable, mais savoir qu'un événement requiert à tout prix ma présence fissure mon état psychique, qui depuis quelques jours se dégrade. Je souris : pas question de gâcher l'enthousiasme de cette joyeuse troupe multigénérationnelle.
11h30. Il est temps de partir vers le lac. Je monte en voiture et... me métamorphose. Dans l'habitacle rassurant de la Clio, sous le regard de Julien, je n'ai plus besoin de faire semblant. Je suis épuisée. A l'idée de devoir parler/rire/être attentive/manger/me baigner, mon souffle s'accélère. L'angoisse picote mes tempes. Le besoin irrépressible de dormir rend presque acceptable à mes yeux le fait de décevoir tout le monde. Mes paupières se font de plus en plus pesantes. Il faut que je m'isole. Ma soeur va me haïr...
Julien pose une main apaisante sur ma cuisse : "Je te ramène au gîte, tu dors, je viendrai te chercher ce soir pour la fête". "Oui, mais…". "Il n'y a pas de mais, je leur expliquerai. Ne t'inquiète pas...". Sa voix me berce, sa force m'enveloppe.
19h. Nous pénétrons dans la maison. Les enfants ont troqué leurs shorts détrempés contre des tenues plus soignées. Sur la terrasse - transformée depuis deux ans en cathédrale de verre - trône une table en U où brillent 28 lumignons (un pour chacun de nous) disposés dans des petits pots recouverts de brisures de coquillages (l'oeuvre de confinement de l'une de mes nièces). Je ne sens que douceur et joie. Mon absence n'a apparemment causé aucun drame. Comme si les plus réfractaires au concept de maladie mentale avaient finalement été touchés par la grâce.
Maman s'avance dans la longue robe en soie bleue qu'elle portait à mon mariage, les cheveux blancs lumineux, le regard déjà embué. Notre émotion commune la rend floue.
La soirée commence par une célébration ourlée de chants chrétiens et de textes ayant jalonné la vie de mes parents. Je me laisse bercer. Mon regard vole d'un visage à l'autre puis s'arrête sur le couple qui, au milieu de nous, est en train de renouveler ses voeux.
Sans eux, cette pièce serait vide. Effacés les 6 enfants, les 4 beaux frères et la myriade de petits enfants. Je ferme les yeux et laisse cette possibilité vertigineuse m'imprégner.
La fête battra son plein jusqu'au petit matin.
1er août
8h. "Toi, avec tes 55 kilos toute mouillée, tu as sauvé un homme de la noyade ?"
- "Eh oui ! Si tu savais l'entraînement que j'ai suivi pour devenir nageur sauveteur... Je peux "facilement" sauver un gars de deux fois mon poids !"
Devant nos cafés fumants, j'observe ma nièce. Future médecin, sauveteur, championne d'aviron. Elle m'impressionne. Mais où est donc passée la fillette blonde dont la spécialité était les immondes sandwichs petit beurre/yaourt/confiture ?
Entre souris kamikazes, escapades épiques en surf et trajets nocturnes en vélo dans les marais salants, le tout conté sur un ton mi-sérieux mi-goguenard, le récit de ses dernières vacances permet heureusement de saupoudrer son CV d'une nécessaire espièglerie...
2 août
23h47. Aux abords de la maison d'hôtes, le ciel est si clair que les constellations semblent être posées sur de la poussière d'étoiles. Je repère la Grande Ourse. Je la retrouve toujours avec plaisir, telle une vieille amie m'ayant suivi de loin sans jamais me perdre de vue. Je guide le regard de Charles afin qu'il puisse à son tour la reconnaître.
"Regarde, on dirait une casserole. Là tu as le manche, puis... "
- "Oh oui maman ! Je la vois ! On dirait vraiment une casserole !"
3 août
7h35. "Maman ?"
- "Oui ?"
- "C'était quoi le nom de la constellation que tu m'as montré hier ? Fourchette ? Cuillère ?"
4 août
13h. Centrer, creuser, élargir, monter… Je tourne bien mieux dans l'atelier de papa que chez moi. Sous le regard dur mais aimant de ce dernier, mes gestes sont plus précis, moins hésitants. Je résous en quelques heures des problématiques qui depuis des mois m'empêchaient d'avancer. Ici, pas de faux semblants, de compliments vides, de tapes sur l'épaule. Ma sensibilité n'est pas ménagée, mais le résultat est là.
16h10. Sur la margelle de la fontaine, un crapaud ventripotent prend le frais. Dépassant mon dégoût, je m'approche avec Charles et lui demande s'il veut bien lui donner un baiser afin de savoir s'il s'agit d'un banal crapaud ou d'une princesse. "Arghhh, mais jamais de la vie !".
Mon fils grandit : nul doute qu'il y a encore quelques mois il aurait sérieusement envisagé la question...
À suivre...
Par Lise Huret, le 10 août 2021
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C'est fou ce que ça me parle cette détestation du sentiment d'obligation, celui qui complique ma vie et celle de mon entourage...