Portraits shoesesques de saison #6
Insolites, conceptuels ou infiniment tendances, certains des souliers du printemps 2021 m'ont donné envie d'essayer d'imaginer les contours de celles à qui leurs créateurs les destinent…
La néo provinciale
Face aux pousses de radis fendant la surface du bac de permaculture, Pauline sourit. Qu'il lui semble loin le temps des rames de métro bondées, des crises d'asthme à répétition de son petit dernier et des horaires de travail incompatibles avec une vie familiale épanouie ! Cela fait pourtant à peine un an qu'elle et son mari ont revendu leur start-up pour s'installer dans ce hameau lozérien. Adieu les courbes de croissance exponentielle, bonjour la production de miel de châtaignier ! Et si personne dans leur entourage ne donnait plus de 3 mois à leur aventure néo-hippie, force est de constater que les irréductibles citadins accros aux surgelés Picard, aux livraisons de plats japonais, aux ventes presse, aux cafés serrés dégustés en terrasse et à la trilogie Grom/Maison Plisson/Da Rosa se sont bel et bien métamorphosés en fervents disciples de Pablo Servigne. Enfin presque… Car si Pauline a effectivement accepté de troquer son appli Uber pour un VTT, ses sashimis pour des soupes de légumes maison, ses virées au Bon Marché pour les vide-greniers langonnais et son Ruinart pour l'eau de vie distillée par son voisin, elle n'a néanmoins pas pu résister au snobisme assumé de ces "Crocs" Bottega Veneta envoyées en message privé par une amie démoniaque. En sirotant son infusion de tilleul, elle se déculpabilise : contrairement à 99,9 % des personnes qui s'offriront ces sabots, elle en fera bon usage. Ceux-ci lui semblent en effet tout indiqués pour aller prendre des cours de traite, remplir l'abreuvoir des chèvres ou encore batifoler dans les cours d'eau de la région…
L'enfant gâtée
Depuis qu'elle a vu s'annuler consécutivement l'enterrement de vie de jeune fille à Las Vegas de sa meilleure amie, ses deux semaines en vacances au Soori Bali, l'ouverture de la boutique Louis Vuitton dont elle devait prendre la direction ainsi que le déménagement de ses affreux voisins du dessus, Clotilde a sombré dans état post-traumatique où la seule évocation du mot "covid" suffit à lui couper la respiration pendant d'interminables secondes.
Désoeuvrée et incapable de rester seule dans son appartement du 5e arrondissement, elle zone désormais dans les couloirs du palace parisien de ses parents. Déserté par les touristes, celui-ci est devenu son lieu d'hibernation. Entre deux siestes sur les banquettes design de la Suite Royale, elle passe de chambre en chambre pour tester le moelleux des peignoirs, le confort des chaussons… Un confort qu'elle juge d'ailleurs assez médiocre. C'est alors que germe une idée dans son cerveau saturé de Prozac. Une idée ! Elle ne pensait plus cela possible. Alors elle s'y accroche, de peur de la voir s'envoler : elle va concevoir de nouvelles pantoufles pour l'hôtel. Ces dernières seront tellement douces que les clientes la supplieront de pouvoir en acheter plusieurs paires pour leurs différents lieux de villégiature.
Afin d'en arriver là, elle se doit d'étudier le marché de la mule chic et confortable. Elle s'empare alors de son iPhone et commande coup sur coup les mules Bottega Veneta, Balenciaga et Manolo Blahnik, le tout - bien entendu - sur le compte de l'hôtel.
En découvrant quelques jours plus tard une note de plus de 1700 euros chez Net-a-Porter, Mr Schubert manque de s'étrangler : "Ma fille est folle !" Et sa femme de poser une main apaisante sur son épaule : "Oh tu sais, si cela peut l'aider à réduire son nombre de séances chez le psy..."
La future maman
D'aussi loin qu'elle se souvienne, Fanny a toujours trouvé détestable le gimmick "pied fendu" des souliers Martin Margiela. Sa professeur d'histoire du costume - lors de ses études à l'IFM - avait beau lui assurer que c'était un coup de génie tant sur le plan esthétique que conceptuel, elle ne parvenait pas à trouver le moindre charme à ce qui lui rappelait le conte de son enfance où une fée transforme en cochons une poignée d'enfants turbulents.
Plus tard, elle eut beau se rendre compte que dans le milieu de la mode les gens arborant cette signature propre au créateur belge se révélaient généralement plus cérébraux et moins superficiels que les autres, ces souliers continuaient néanmoins à la répugner.
Enfin… jusqu'à ce matin de mars où, en ingérant la première gorgée de son indispensable café, elle a l'impression d'avaler un infâme brouet terreux. Elle choisit alors une autre capsule de Nespresso, l'insère dans la machine, porte la tasse à ses lèvres et... toujours le même goût infect. Bizarre. En ouvrant le réfrigérateur, l'odeur du fromage à moitié dévoré la veille lui saute au visage. Mais que lui arrive-t-il ? Elle s'assoit et réfléchit. C'est vrai que depuis quelques jours, elle se sent autre. Végétarienne depuis l'âge de 14 ans, les affiches du McDonald's la font désormais saliver. Fan absolue de romans noirs d'anticipation, elle n'est plus capable d'en finir un seul et rêve de lire de la poésie. Il faut qu'elle appelle sa soeur : confidente et amie indéfectible, celle-ci pourra sûrement l'éclairer sur l'origine de ces curieuses mutations. Après quelques minutes de discussion téléphonique, son aînée l'interrompt : "Attends-moi, j'arrive".
Face au test de grossesse amené par sa soeur, Fanny ne sait comment réagir. Alors elle ne dit rien, s'en saisit et va aux toilettes. Quelques minutes plus tard, elles découvrent ensemble les deux petites barres si symboliques. C'était donc cela…
Que va-t-elle faire désormais ? Avant toute chose, elle compte s'offrir une nouvelle paire de chaussures, car ses escarpins sont devenus trop étroits. Elle ouvre son ordinateur, furète ici et là. Soudain, c'est l'évidence : une paire de mocassins Martin Margiela…
Mais aussi...
Les sandales en cuir Valentino, pour celles aimant chausser des souliers aux allures de sculpture en terre cuite.
Les mules J.W. Anderson, pour les féministes voulant montrer qu'elles sont parvenues à briser les chaînes du patriarcat.
Les babies Marni, pour celles ayant consciemment choisi de régresser jusqu'à l'âge de 3 ans et demi, afin de ne pas se laisser impacter par l'atmosphère anxiogène actuelle.
Les sandales Burberry, pour les adeptes du snobisme ultime consistant à acheter à prix d'or un élément normcore.
Les bottines Balenciaga, pour celle qui à 18h55 sont encore à 20 minutes de chez elles et qui devront piquer un sprint afin d'éviter de se faire verbaliser.
Les sandales Stella McCartney, pour celles qui à force de collectionner de l'art contemporain ont perdu toute exigence en matière d'esthétique.
Les mules Jimmy Choo, pour celles cherchant à conjurer le sort en chaussant des mules susceptibles d'illustrer l'expression "être sur la paille".
Les sandales Gucci, pour celles désirant donner du poids à ce qu'elles affirment.
Les sandales Khaite, pour celles qui sont devenues addicts au confort de leur moquette et qui n'imaginent plus chausser des sandales à la semelle non moelleuse.
Les sandales Marni, pour celles ayant envie de twister leurs shorts en jean et autres robes midi.
Les bottines Vetements, pour celles ayant décidé de simplifier leur quotidien au maximum en réduisant les gestes inutiles.
Les sandales Dolce & Gabbana, pour celles à qui l'on oublie régulièrement d'offrir des fleurs.
Les sandales Attico, pour celle ayant accepté que leurs certitudes ne tiennent qu'à un fil.
Les cuissardes Jil Sander, pour celles qui, désormais privées de soirées/vernissages/cocktails, ont choisi de faire de leurs sorties diurnes des moments de fête à part entière.
Par Lise Huret, le 19 mars 2021
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